Allocution de M. Serge Brammertz, Procureur du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux, devant le Conseil de Sécurité de l’ONU New York, 8 juin 2021

Procureur
Arusha, La Haye
Procureur Serge Brammertz
Procureur Serge Brammertz

Monsieur le Président, Excellences,

Je vous remercie de me donner l’occasion de vous parler — à distance — des activités menées par le Bureau du Procureur du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux.

Mon rapport écrit présente en détail nos activités et les résultats que nous avons obtenus pendant la période écoulée au regard de nos priorités stratégiques. Aujourd’hui, je souhaiterais revenir sur plusieurs points importants.

Monsieur le Président, Excellences,

En juillet 1995, Ratko Mladić a été mis en accusation par mon Bureau pour les atrocités commises contre des centaines de milliers de civils innocents en Bosnie Herzégovine.

Pendant plus d’une décennie et demie, il a compté parmi les fugitifs les plus recherchés au monde et a symbolisé une culture de l’impunité à l’échelle mondiale.

Aujourd’hui, cependant, justice a été rendue. À l’issue d’un procès équitable mené par des juges internationaux impartiaux, Ratko Mladić a enfin été condamné pour ses crimes, et condamné à la plus lourde peine possible.

Je me suis entretenu aujourd’hui avec les Mères de Srebrenica, rescapées du génocide perpétré par Ratko Mladić. Depuis 26 ans, elles souffrent de la perte de leurs maris, de leurs pères et de leurs fils et se battent avec courage pour voir Ratko Mladić condamné pour ses crimes.

Elles m’ont demandé de vous transmettre un message simple.

La justice compte.

Il ne s’agit pas d’un slogan, mais d’une vérité fondamentale.

La justice compte pour les victimes.

Elle ne leur rendra jamais leurs être chers, mais elle peut rendre plus supportable la douleur qu’elles doivent endurer.

Mais plus encore, m’ont-elles dit, la justice compte pour le présent et pour l’avenir.

Aujourd’hui, trop nombreux sont les auteurs de crimes, dans des conflits à travers le monde, qui utilisent toujours le pouvoir dont ils disposent pour causer des souffrances inhumaines. Trop nombreux sont les commandants qui continuent à traiter les vies d’innocents comme si elles ne comptaient pas.

Il y a malheureusement encore trop de personnes comme Ratko Mladić.

La justice compte parce que c’est avec elle que l’on condamne et punit les grands crimes, afin qu’ils ne se répètent pas.

C’est pourquoi, aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de ce que nous avons réalisé, mais également de ce que nous devons encore réaliser. Dans mon Bureau, si nous sommes satistaits de voir Ratko Mladić définitivement déclaré coupable, nous sommes également conscients du travail qu’il nous reste à faire.

Monsieur le Président, Excellences,

La majeure partie des travaux qu’il nous reste à accomplir concerne la division d’Arusha, où nous continuons à œuvrer pour que justice soit rendue aux victimes du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

L’affaire Kabuga constitue l’une de nos principales priorités. Après avoir arrêté Félicien Kabuga en mai l’année dernière après que celui-ci s’est soustrait à la justice pendant deux décennies, mon Bureau a rapidement ouvert de nouvelles enquêtes et engagé les préparatifs en vue de l’ouverture du procès.

En février, nous avons fait un grand pas en avant avec la confirmation de notre acte d’accusation modifié. Nous avons effectué un certain nombre de mises à jour et révisions essentielles afin de resserrer et de clarifier le dossier, y compris en y faisant figurer certains faits de violence sexuelle. Enfin, nous sommes convaincus que l’acte d’accusation modifié favorisera la tenue d’un procès rapide tout en rendant compte comme il se doit de la responsabilité pénale alléguée de Félicien Kabuga.

Actuellement, nous nous concentrons pleinement sur la préparation du procès. D’ici à la fin du mois d’août, nous présenterons notre mémoire préalable et nous acquitterons des tâches qui nous incombent pendant la phase préliminaire. Mon Bureau est fermement résolu à être prêt à débuter le procès lorsque la Chambre de première instance le décidera.

En outre, le procès dans l’affaire Nzabonimpa et consorts prendra également fin prochainement, le jugement étant attendu dans les semaines qui viennent. Il faut souligner l’importance de cette affaire. Exercer des pressions sur des témoins porte atteinte au cœur même de la justice, et mon Bureau continuera de s’acquitter de sa mission d’enquêtes et de poursuites visant les outrages au Mécanisme.

Enfin, dans l’affaire Stanišić et Simatović, nous avons présenté notre réquisitoire et le jugement devrait être rendu très prochainement.

Monsieur le Président, Excellences,

Mon Bureau continue de rechercher activement les six derniers fugitifs mis en accusation par le TPIR.

Il y a quelques années, j’ai informé le Conseil que nous réformions et renforcions nos activités de recherche des fugitifs, étant entendu qu’il était de notre responsabilité de dégager un bilan positif. Ces efforts ont été fructueux, comme l’ont démontré, l’année dernière, l’arrestation de Félicien Kabuga et la confirmation du décès d’Augustin Bizimana.

Actuellement, nous disposons de pistes solides pour tous les autres fugitifs et, en maintenant nos efforts, nous pouvons raisonnablement nous attendre à obtenir de nouveaux résultats.

Notre principale difficulté, toutefois, est le manque de coopération pleine et efficace de la part d’États Membres. En termes clairs, un certain nombre de pays ne s’acquittent pas de leurs obligations internationales et empêchent mon Bureau d’obtenir des arrestations.

Il y a six mois, je vous informais que Fulgence Kayishema était toujours en fuite car les autorités d’Afrique du Sud ne coopéraient pas. La situation n’a malheureusement pas évolué et aucun progrès significatif n’a été réalisé. Aujourd’hui, les autorités d’Afrique du Sud envoient concrètement le message que leur pays est un refuge pour les génocidaires en fuite.

Il est urgent que le Conseil de sécurité intervienne. Le non-respect répété des décisions du Conseil doit avoir des conséquences.

S’agissant des autres fugitifs, nous dirigeons en priorité nos efforts sur Protais Mpiranya, ancien commandant de la Garde présidentielle. Bien que certaines enquêtes soient entravées par l’absence de coopération d’États Membres essentiels, d’autres pistes d’enquête continuent de progresser.

En particulier, nous enquêtons activement sur des éléments de preuve faisant apparaître que Protais Mpiranya, en sus des crimes qu’il a commis pendant le génocide, se livre depuis deux décennies à d’autres activités criminelles graves. Nous avons des raisons de croire qu’il a également exploité des entreprises en utilisant des fonds illicites. De nombreuses personnes sont susceptibles d’avoir interagi avec lui ou obtenu des informations à son sujet. Ces personnes nous intéressent, et nous les encourageons à prendre contact avec nous afin de nous communiquer des informations sur Protais Mpiranya.

Mon Bureau rappelle que quiconque — y compris les associés et les proches de Protais Mpiranya — fournit des informations permettant d’arrêter Protais Mpiranya peut prétendre à une récompense pouvant aller jusqu’à cinq millions de dollars des États-Unis d’Amérique. Mon Bureau peut également protéger ceux qui se manifestent. En revanche, les complices de Protais Mpiranya qui ne se font pas connaître de leur plein gré devront répondre de leurs actes avec toute la rigueur de la loi.

Mon Bureau est déterminé à retrouver les derniers fugitifs aussi rapidement que possible de sorte qu’il puisse enfin mettre un terme à ses activités de recherche. Je sais que le Conseil de sécurité partage entièrement cet objectif et qu’il le soutient pleinement. À l’heure où mon Bureau s’efforce de surmonter les difficultés auxquelles il fait face, l’appui résolu du Conseil sera essentiel.

Monsieur le Président, Excellences,

Comme je l’ai déjà dit, l’arrêt définitif rendu contre Ratko Mladić nous rappelle les autres tâches importantes qui nous attendent encore. En particulier, nombre de complices et subordonnés de Ratko Mladić doivent toujours répondre de leurs crimes, comme c’est le cas pour de nombreuses autres personnes qui ont commis des crimes de guerre dans tous les pays issus de l’ex Yougoslavie. C’est pourquoi la troisième priorité stratégique de mon Bureau est d’assister les juridictions nationales chargées de poursuivre les auteurs de crimes internationaux commis en ex Yougoslavie et au Rwanda.

Je souhaiterais revenir brièvement sur trois points importants.

Premièrement, l’arrestation de Félicien Kabuga a suscité un regain d’intérêt pour les efforts déployés par les juridictions nationales en vue de poursuivre des génocidaires présumés. Au cours de la période considérée, les autorités rwandaises ont obtenu des résultats significatifs dans les affaires renvoyées par le TPIR en application de l’article 11 bis du Règlement.

Jean Uwinkindi, pasteur pentecôtiste, et Bernard Munyagishari, dirigeant d’un parti politique, ont tous deux été déclarés coupables de génocide et de crimes contre l’humanité et condamnés à l’emprisonnement à vie.

Mon Bureau continue d’exhorter tous les pays à coopérer pleinement avec le procureur général du Rwanda, qui s’attache à retrouver des centaines de personnes encore en fuite.

Deuxièmement, en Bosnie Herzégovine et en Serbie, de nouvelles stratégies nationales en matière de crimes de guerre sont actuellement mises en place. Des milliers de personnes soupçonnées de crimes de guerre doivent encore être traduites en justice dans ces deux pays. Ces nouvelles stratégies créent des attentes ambitieuses en vue d’un règlement plus rapide des affaires en souffrance, et elles devraient également permettre de combler les lacunes des efforts précédents.

Le renforcement de la coopération judiciaire régionale sera essentiel. Nombre de personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes en Bosnie Herzégovine ont fui vers la Serbie et vers la Croatie. Des efforts doivent être déployés d’urgence par les procureurs pour traduire toutes ces personnes en justice, efforts auxquels la Bosnie Herzégovine devrait se joindre en fournissant des preuves et d’autres formes d’assistance.

Ces nouvelles stratégies en matière de crimes de guerre sont une occasion majeure de mettre en évidence l’engagement pris à l’échelle nationale d’établir pleinement les responsabilités, en particulier pour ce qui est des suspects de haut rang ou de rang intermédiaire. Vingt ans après la fin des conflits, il reste encore beaucoup à faire. Mon Bureau poursuivra son dialogue direct avec ses homologues afin de leur apporter son soutien dans leurs enquêtes et leurs poursuites. L’appui diplomatique de l’Union européenne et d’autres partenaires restera essentiel.

Pour finir, je me dois d’appeler une fois encore votre attention sur les questions de négation de génocide et de glorification des criminels de guerre.

Il est certain que, parmi les réactions à la condamnation de Ratko Mladić aujourd’hui, il faudra s’attendre à la négation du génocide de Srebrenica, du siège de Sarajevo et des campagnes de nettoyage ethnique lancées par Ratko Mladić. Certains, dont des dirigeants politiques et sociaux serbes, diront de lui qu’il est un héros, et des affiches seront placardées et des fresques peintes à son effigie.

C’est malheureusement ce à quoi nous devons désormais nous attendre.

Récemment, au Monténégro, le Ministre de la Justice a nié le génocide de Srebrenica, après que les précédents gouvernements ont soutenu sans réserve les jugements rendus par le TPIY. En Serbie, des personnes déclarées coupables de crimes de guerre se voient régulièrement offrir des tribunes pour nier leurs crimes. La négation des crimes et la glorification des criminels par les fonctionnaires et les organes officiels en Republika Srpska sont devenus si courants qu’ils passent souvent inaperçus.

Quant au Rwanda, les récentes commémorations du génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 ont montré une nouvelle fois que la négation du génocide continuait de sévir, en particulier au sein des communautés de la diaspora.

La négation et la glorification continuent d’être traitées comme des divergences d’opinions ou des disputes à propos de termes juridiques. Or, il n’en est rien. En réalité, la négation et la glorification constituent la dernière phase du génocide. Ce sont des outils politiques utilisés à des fins politiques.

Des mesures doivent être prises de toute urgence.

Monsieur le Président, Excellences,

Pour conclure, mon Bureau se félicite de ce que deux procès en première instance et un en appel s’achèveront ce mois ci. Nous nous réjouissons de l’arrêt rendu par la Chambre d’appel dans l’affaire Mladić, qui a confirmé les déclarations de culpabilité et la peine d’emprisonnement prononcées contre lui.

Pourtant, mon Bureau a encore de nombreuses tâches importantes à accomplir. Nous continuerons de faire en sorte que le procès Kabuga débute dès que possible.

Pour ce qui est des derniers fugitifs du TPIR, nous entendons nous assurer qu’ils soient traduits en justice, comme ce fut le cas pour Ratko Mladić. Afin que nous puissions mener à bien nos activités, il est fondamental que le Conseil de sécurité envoie le message sans équivoque aux États Membres que leur coopération avec mon Bureau est une obligation. Nous encourageons les personnes qui par le passé se sont associées à Protais Mpiranya ou à d’autres fugitifs, ou qui leur ont apporté leur appui, de se faire connaître et de fournir des informations.

J’exprime ma gratitude au Conseil de sécurité pour le soutien continu qu’il apporte à mon Bureau. Je vous remercie de votre attention.